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Gustave Flaubert : faux classique, vrai baroque ? 2

  • christophe lartas
  • 11 févr.
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 8 heures

Littérature (Gustave Flaubert) 9 Gustave Flaubert : faux classique, vrai baroque ? 2




Gustave Flaubert, vers 1865-1869
Gustave Flaubert, vers 1865-1869

Gustave Flaubert : faux classique, vrai baroque ? 2 Littérature (Gustave Flaubert) 9


Et Bouvard et Pécuchet, m’interpellera-t-on ? Je répondrai que si, dans l’ensemble, les écrivains de race préféreront toujours, selon leur tempérament propre, Salammbô ou L’Éducation sentimentale à Madame Bovary, cette œuvre demeurant le texte de prédilection des littérateurs lambda et autres formalistes doctrinaires, Bouvard et Pécuchet gardera sans doute une certaine prééminence chez les intellectualistes au cœur exsangue et aux circonvolutions cérébrales hypertrophiées, le plus souvent reclus dans les milieux universitaires les plus desséchés.


Il faut croire que Flaubert, baroque dans l’âme, mais baroque anxieux et contrarié à cause de sa crainte de perdre peut-être une certaine gloire et le crédit des « gens sérieux » qu’il avait acquis par un « heureux » accident suite à la publication de Madame Bovary, ce qui l’incita à réfréner jusqu’à la fin de sa vie l’impétuosité dionysiaque de des élans romantiques et baroques qui bouillonnaient pourtant en lui..., il faut croire que Flaubert — comme poussé par un obscur sentiment d’auto-punition eu égard aux susdits élans, ou le banal besoin de reconnaissance de ses pairs et des grands critiques de l’époque — dut se sentir obligé, après le plaisir « interdit » qu’il ressentit vivement à l’écriture de sa dernière version de saint Antoine ou des deux contes chatoyants inclus dans les Trois contes, de s’infliger un autre pensum après celui, déjà terrible pour sa nature en dépit de l’énergie vitale qui animait bien sûr sa jeunesse, qu’il s’imposa pour son premier livre publié.


Cependant, non seulement ce nouveau pensum fut de nouveau éprouvant pour ses nerfs et son cerveau vieillissant, mais encore il lui coûta peut-être la vie, attaque cérébrale à la clef. Et que fut Bouvard et Pécuchet, semblable en cela à l’écriture de Madame Bovary, sinon de nouveau l’empêchement de ce flux créateur, dans ce moment précis rempli de colère, de rage et d’ironie féroce, qui ne demandait qu’à jaillir de lui ? De fait, ne lit-on pas dans sa formidable Correspondance (que bien des flaubertiens, au fond, relisent plus souvent que ses textes de fiction) ceci : Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées. Mais je veux la garder, la figer, la durcir ; je veux en faire une pâte dont je barbouillerai le XIXe siècle… Ou cela : Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent. Je vais enfin dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation… Eh bien, les laudateurs des deux copistes et du Dictionnaire des idées reçues auront beau argumenter jusqu’à plus soif, avec leur rhétorique convenue, je ne trouve pas cela dans Bouvard et Pécuchet, loin de là, malgré quelques moments savoureux.


Au fond, il suffit de lire la Correspondance de Flaubert pour aisément comprendre là où le portaient ses tendances créatrices profondes et son idiosyncrasie d’écrivain. Comme on le voit s’ébattre avec un plaisir hénaurme, des trémoussements de pure félicité, quand il s’agit d’écrire Salammbô, La Tentation de saint Antoine, Hérodias ou La Légende de saint Julien l’Hospitalier… ! Et comme il en va différemment quand il s’agit de Madame Bovary ou Bouvard et Pécuchet ; dans ces deux cas, il semble même que le plaisir de se documenter jusqu’au vertige (genre d’agréable procrastination maquillée en boulimie de travail?), voire jusqu’à l’abrutissement, ou de parler du processus de la création littéraire dans sa Correspondance, l’emporte d’assez loin sur la laborieuse et lassante construction de l’œuvre… ! Et cependant, chaque fois, il sera déterminé à aller au bout de sa tâche concernant ces deux œuvres-pensum, tellement le poids du classicisme dans la littérature française semble devoir brider, depuis le siècle de Louis XIV, les auteurs les plus violents et les plus colorés, à l’instar de Gustave Flaubert ou Honoré de Balzac, bien qu’ils œuvrent dans des registres différents.


Au final, je crois que si Flaubert fut un authentique écrivain baroque, ce fut un baroque qui, au fond, n’assuma jamais totalement ce penchant en lui, malgré la puissance de sa poussée interne, si visible dans la Correspondance ; de là vient peut-être que même dans les pages les plus débridées de Salammbô ou de La Tentation de saint Antoine, on ne trouve sans doute pas ses « explosions stylistiques » (dixit Michel Houellebecq, à juste raison, à propos de Lovecraft) qui font la joie suprême des meilleurs lecteurs, par exemple, de Sade, Lautréamont, Bloy, Artaud, Huysmans ou, bien sûr, Lovecraft. C’est pour cela, en somme, pour être resté peut-être à mi-chemin de la voie classique et de la voie baroque, que Flaubert aura toujours l’heur de garder sa place très haut dans le panthéon de la littérature française telle que conçue au fil des siècles par les critiques littéraires mainstream.


En réprimant sévèrement son tempérament véritable, en s’interdisant peut-être absolument, après la lecture de sa première version de La Tentation de saint Antoine à ses amis littérateurs, et la désastreuse réception qui lui fut faite, de devenir l’écrivain de la démesure et de l’excentricité à quoi il était, selon toute vraisemblance, destiné, Flaubert y a sans doute gagné énormément en termes de notoriété mondaine et de reconnaissance par les milieux littéraires de chaque époque, mais, pour ma part, je pense au fond du cœur qu’il perdit en contrepartie, fût-ce partiellement, cette ampleur, cette magnificence, cette puissance et cette coloration violente, qui était le substrat de sa nature d’écrivain. Aussi, si je penserai toujours à Gustave Flaubert comme à un immense et magnifique écrivain baroque, c’est aussi comme à un baroque sérieusement entravé qui lutta toute sa vie contre les tendances profondes de son génie créateur, partie par peur de soi-même et de sa démesure propre, partie par crainte de ne jamais trouver un auditoire à la hauteur de ses espérances. C’est pourquoi l’on pourra toujours dire, en conclusion, qu’une certaine portion de l’âme de Flaubert était également, comme il l’affirmait, «Madame Bovary ».


(10 novembre 2024)

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