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Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 3

  • christophe lartas
  • il y a 2 jours
  • 5 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 1 jour

Littérature (Georges Simenon) 12 Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 3


Crime impuni, roman, 1954
Crime impuni, roman, 1954

Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 3 Littérature (Georges Simenon) 12



J’ai parlé auparavant de Dostoïevski, Tolstoï ou Balzac, romanciers de génie, romanciers à la puissance inégalée et inégalable (ceci dit sans jugement de valeur : tout écrivain étant prédestiné à trouver un certain type et un certain nombre de lecteurs, ni plus ni moins). Je pourrais également parler de Zola qui, quoique n’ayant sans doute pas le génie de Balzac (outre que ses personnages, s’ils n’ont certes pas la démesure parfois surréaliste des figures balzaciennes, n’en ont également pas, à l'inverse, l’épaisseur psychologique, la dimension archétypale, et semblent un peu mécaniques ; après la lecture, ils n’« attachent » pas votre cœur comme bien des personnages de Balzac, ces personnages fussent-ils parfois des plus exubérants), a écrit en somme de formidables "romans noirs" avant l'heure, et, dans la continuité de Balzac, parfaitement décrit le grouillement chaotique et survolté de l'humanité des villes ou des champs.


J'ai parlé de Simenon comme d'un monsieur Tout-le-monde ; je pourrais dire la même chose d'un Stephen King, la hâblerie et l'autosatisfaction du "gagnant" au jeu de la vie en moins, et sans doute presque la même capacité de se mettre dans la peau de personnages aux antipodes de soi-même. De toute façon, si Simenon et King ont évidemment projeté des esquisses autobiographiques dans certains de leurs textes, cela s'est rarement fait, je crois, à la façon du trio grandiose ; ils ont tous deux une naturelle propension à s'effacer, tel un acteur de cinéma, devant le personnage, ce personnage eût-il nombre de points communs avec eux-mêmes au final ; par ailleurs, à l'instar de ce que je disais de Zola comparativement à Balzac, je pense que King, malgré son immense talent, n'a pas le génie universel d'un Simenon ; mais peut-être que la culture cinématographique qui imprègne nombre d'auteurs américains (avec ce besoin ou ce devoir de plaire à tout prix au public), ou le milieu de l'édition en soi-même (plus commercial jadis que les milieux éditoriaux européens ; cela a bien changé depuis, et non pour le meilleur), permettent difficilement à l'éventuel génie d'un auteur de se manifester dans son intégralité...? Allez savoir...!


Et j'en arrive donc au "miracle" Simenon ; car l’œuvre de Simenon est un authentique miracle de A à Z (je veux dire depuis son premier Maigret à son ultime roman "dur"), et, pour le coup, nous avons ici véritablement l'impression qu'un miroir se promène au bord d'une route infinie afin de nous montrer l'humanité entière, hommes et femmes confondus. De fait, si Georges Simenon a connu dans l'enfance une famille nombreuse, si par son parcours il a eu l'occasion de croiser des milliers de personnes et nouer des liens avec des dizaines d'entre elles (ce qui suffirait déjà, d'ailleurs, à connaître nombre d'archétypes de l'espèce humaine), cela ne saurait expliquer, fût-ce une infime partie, de ce génie universel qui s'emparait de lui chaque fois qu'il se retrouvait, pour seulement quelques jours de forte intensité (où il dépensait beaucoup de fluide vital, à ce qu'il semble), devant la page blanche, où le miracle opérait à chaque fois — ce miracle fût-il, dans l'ensemble, plus modéré lorsqu'il s'agissait de la série des Maigret ; mais Maigret, disait-il pour le coup sans feinte modestie, c'était pour lui du "semi-littéraire").


Quelle explication pourrait-on trouver au fait que monsieur Georges Simenon, individu assez commun malgré tout, se métamorphosait en un génie universel dans l'écriture de ses dizaines et dizaines de romans, dont la plupart sont au minimum de très bons livres (les Maigret), et beaucoup d'autres de grands livres ou des chefs-d’œuvre? Car de quel autre auteur au monde pourrait-on dire qu'il a écrit plus d'une vingtaine de chefs-d’œuvre, au bas mot, sinon de monsieur Georges Simenon, monsieur banal à la ville, génie universel comme pourvu d'un troisième œil magique devant le rectangle blanc de sa page de papier...? On me dira que j'exagère, que je fais dans la simenolâtrie en vertu de la loi des contraires (l'écrivain obscur et passablement "allumé" appartenant à la sombre confrérie, souvent peu aimable, des "écrivains maudits")...?


Allons, donc! Je vais citer quelques romans de Simenon que je considère comme d'authentiques chefs-d’œuvre, et, déjà, rien qu'à la lecture de ces nombreux titres (L'Aîné des Ferchaux, Le chat, La mort d’Auguste, Lettre à mon juge, La main, Le petit homme d’Arkhangelsk, Crime impuni, L’escalier de fer, Antoine et Julie, Le bilan Maletras, La veuve Couderc, Trois chambres à Manhattan, Les fiançailles de monsieur Hire, Le locataire, Le testament Donadieu, Marie qui louche), l'on ne peut que pressentir que nous avons affaire là avec un grand mystère, et une merveille, de la création littéraire, qu'on ne saurait retrouver nulle part ailleurs, fût-ce chez Balzac, Tolstoï ou Dostoïevski. Je pourrais ajouter de surcroît que nul autre homme au monde n'a mieux parlé du sexe féminin dans ses œuvres (alors que monsieur Tout-le-monde, il me semble, n'a pas eu l'heur d'être attiré par des femmes qui lui convenaient eu égard au choix de ses deux épouses et, au fond, semble n'avoir été heureux, que ce soit au début de sa vie ou à la fin, qu'avec des bonnes — femmes simples au premier abord — qui étaient complaisantes à l'égard de ses appétits sexuels), je pourrais dire encore que chaque fois que je le lis et relis, je suis stupéfait par la quantité et la qualité de ses descriptions concernant ce qu'on appelle de nos jours les « états modifiés de conscience » (et qui, pour ma part, me passionnent bien davantage que toutes les philosophies et théologies du monde).


Encore récemment, en lisant pour la première fois Le Président, ne voilà-t-il pas que je tombe sur un passage où Simenon semble décrire une une véritable sortie hors du corps suivie d'un contact avec un défunt...! Je pourrais également évoquer ces deux romans (Les Fantômes du chapelier et Le Temps d'Anaïs, si mes souvenirs sont bons) ou, avant Robert Bloch et son chef-d’œuvre Psychose et bien avant, par exemple, Thomas Harris (Dragon Rouge et Le Silence des agneaux), Simenon évoque un tueur en série psychopathe de la façon la plus incisive, la plus profonde et la plus accomplie qui soit. Et je cesse ici les énumérations des différents aspects par quoi l'on peut envisager l’œuvre de celui qu'on considère encore aujourd'hui, stupidement, comme un grand écrivain « populaire », car il me faudrait des pages et des pages pour parler de ces trésors de sensations, d'émotions et de sentiments ; en somme, de cette prodigieuse multiplicité de destinées humaines dans toutes leurs petitesses, leurs beautés, leurs épaisseurs et leurs laideurs ; que Simenon, de façon si simple et si limpide, avec son style sui generis au charme dépouillé et néanmoins très ensorcelant, a évoqué tout le long de son œuvre, de son Maigret le plus « mineur » à son roman le plus « majeur ».


(15 novembre 2024)


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