Œuvres mortes, œuvres vivantes en littérature 1
- christophe lartas
- 19 janv. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 7 heures
Littérature (processus de création littéraire) 1 Œuvres mortes, œuvres vivantes en littérature 1

Œuvres mortes, œuvres vivantes en littérature 1 Littérature (processus de création littéraire) 1
Sans doute est-ce le secret le mieux gardé depuis toujours dans le monde de la littérature et de l’art en général (mais j’en resterai ici au domaine littéraire car le sujet serait trop vaste à traiter dans un seul article, fût-ce superficiellement), à savoir que la différence de valeur entre les œuvres littéraires ne se situe aucunement dans le fait que certaines soient « grand public » (voire « populaires ») et d’autres difficiles, exigeantes, donc réservées à un lectorat restreint ; que certaines soient écrites dans la langue la plus simple qui soit, avec un vocabulaire à l’avenant, et d’autres avec une virtuosité de langage à nulle autre pareille ; que certaines traitent des thèmes les plus universels qui soient (la vie, la mort, l’amour…) alors que d’autres touchent à des territoires bien plus insolites, étranges ou obscurs ; au final, tous ceux qui établissent une hiérarchie en fonction des catégories susnommées (et celles qui s’en ensuivent logiquement), soit se trompent faute d’une intelligence intuitive suffisante, soit trompent les autres par parti pris ou intérêt commercial.
Car, en vérité, il ne saurait y avoir aucune hiérarchie établie dans le domaine de la littérature en dehors de celle qui se situe entre les œuvres vivantes et les œuvres mortes. Là est le grand secret, le mieux gardé et le moins partagé (faute de quoi les polémiques et les guerres picrocholines n’en finiraient jamais), dans le royaume de la littérature ; là est l’opposition fondamentale qui n’explique nullement la réussite ou la popularité d’une œuvre (qui découlent de tout autre chose), mais certainement le fait que certaines peuvent survivre indéfiniment à la mort de l’auteur, à la mort de ses contemporains (qu’ils lui soient favorables ou hostiles), puis au passage du temps. Cependant, il va de soi qu’on ne peut prouver, sur un mode quasi scientifique, que telle œuvre est vivante, donc destinée à perdurer, et que telle autre est mort-née, et, en conséquence, destinée à rejoindre l’immense poubelle des productions superficielles du cerveau humain. D’ailleurs, cela ne ferait pas l’affaire de l’industrie culturelle qui prospère dans la monde entier et tire amplement profit de la cécité, singulièrement monstrueuse, des « lecteurs » de ces temps, ou plutôt, de tous les temps.
Affaire de style, la postérité d’un texte ? Sûrement pas, là encore ; certains littérateurs sont capables de se forger un style peu ou prou « original » à force de réflexion, de travail et d’un peu de talent. De tempérament, alors ? Pas plus que le reste ; si les personnages hauts en couleur étaient prédisposés au génie littéraire, cela se saurait depuis longtemps. Le fait d’avoir beaucoup souffert, peut-être ? Supposition pas plus valable que les précédentes ; et, eu égard à la vallée de larmes qu’est ce bas monde, les écrivains et les poètes hors du commun seraient aussi nombreux que des poux dans une chevelure tentaculaire. Cependant, il est vrai que lorsque l’œuvre est vivante, le fait que l’auteur soit un styliste unique (sui generis), ou un personnage singulier, ou qu’il ait vécu maintes désillusions et mésaventures, fût-ce dans l’espace du dedans, peut amplifier la force du propos, à l’occasion. Mais, encore une fois, et définitivement : là n’est pas l’essentiel.
Le secret qui différencie les œuvres mortes et et les œuvres vivantes — ce simple petit secret, mais capital, mais primordial, qui fait la différence, et une différence incommensurable, irréductible, absolue, entre les textes appelés à la postérité (si tant est que la mauvaise fortune ne s’en même pas de façon très maligne) et ceux voués à l’oubli, réside seulement en ceci : la capacité qu’ont certains individus, de façon innée (donc pas d’acquis possible par tel ou tel travail, là-dedans), d’insuffler tout ou partie de leur âme dans une œuvre, quelle qu’elle soit, roman, poème, essai, correspondance, journal intime... Alchimie secrète, et toutefois alchimie fort simple, dont certains utilisateurs n’ont pas même parfois conscience, probablement. Une réelle science alchimique qui ne peut néanmoins s’acquérir ni par le travail, ni par la volonté, ou même par un certain talent. Certes, on est loin ici de l’idéologie égalitariste qui représente l’un des plus stupides dogmes de l’art contemporain. C’est pourquoi peu admettront cette vérité en leur for intérieur — d’autant plus qu’elle est techniquement indémontrable.
Au surplus, il se trouve que cette alchimie secrète peut faire défaut à l’écrivain le plus habité qui soit, lorsqu’il n’écrit plus poussé par cette sorte de nécessité intérieure qui pousse à la création, d’où l’inégalité de certains textes, même chez les plus grands écrivains ou poètes ; les lois secrètes de la création sont implacables, et personne n’y peut échapper, fût-il un génie universel ou un possédé de l’écriture, de type graphomane. Est-il par ailleurs utile d’ajouter que si beaucoup de littérateurs et de versificateurs se prévalent de cette nécessité intérieure, ou même d’une robuste pulsion créatrice, ce n’est pas pour autant qu’ils bénéficieront de cette secrète alchimie, allez savoir pourquoi (qui pourrait le savoir, hormis l’hypothétique divinité) ?
Maintenant, pour en revenir à cette notion de « secret », peut-être n’est-il pas si férocement gardé que cela, finalement. Non, il est sans doute à la portée de tous de le comprendre, pour peu qu’un lecteur soit pourvu d’un minimum d’intuition ; d’ailleurs un certain nombre, je pense, peuvent plus ou moins clairement ressentir, fût-ce par moments, la différence entre une œuvrette de distraction (conçue avec le seul intellect et un savoir-faire certain) et une œuvre littéraire perdurable.
Quoi qu’il en soit, il faudrait tout de même que les menteurs et les imposteurs (cela va du publicitaire à l’éditeur en passant par l’« auteur »), qui sont désormais légion, cessent de nous vendre leurs produits culturels avariés et mort-nés comme de la « littérature », car, s’il est en somme avéré que peu de lecteurs (en dehors de ces rares moments de grâce que je mentionnais ci-dessus) sont aptes à sentir dans le tréfonds de leur cœur l’alchimie secrète que j’évoquais plus haut, et qu’il est également avéré que nous surnageons dans une très-basse époque relativement à la littérature et à l’art en général, il est tout de même lassant de voir jaillir par miracle, depuis quelques désastreuses décennies, des centaines de « chefs-d’œuvre » littéraires par mois sinon par jours. Et, ma foi, si l’on pourrait d’un côté, selon toute vraisemblance, dénicher parmi ces millions de produits culturels quelques authentiques œuvres littéraires, d’un autre côté, eu égard au monde de l’édition d’aujourd’hui, peu favorable (c’est un euphémisme) à ces écrivains hors normes ou marginaux que je prise depuis toujours, je m’abstiendrai carrément de partir à la chasse au trésor, les derniers contemporains que j’ai eu l’heur de suivre avec bonheur ayant publié leurs premiers livres depuis fort longtemps, qu’il s’agisse de Pascal Quignard, Philippe Muray, Cormac McCarthy ou Stephen King.
(22 octobre 2024)