Miniatures, micro-récits
- christophe lartas
- 20 juin
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Extrait de texte 11 Miniatures, micro-récits Miniatures ou la Ronde des morts qui se consument dans la spirale en feu du temps, micro-récits, 2021, éditions de l'Abat-Jour

Miniatures, micro-récits Miniatures ou la Ronde des morts qui se consument dans la spirale en feu du temps, 2021 Extrait de texte 11
18
Il est des temps où les nantis ne se satisfont plus de régenter le monde dans sa totalité, affirmait Gracchus Babeuf quelques mois avant d’être guillotiné par les bourgeois révolutionnaires français. Dans ces moments-là, outre qu’ils veulent s’enrichir immodérément aux dépens des pauvres, ils désirent que ces derniers soient davantage malheureux, puants, crasseux, contrefaits et serviles ; ils veulent par-dessus tout que ceux-ci vivent leur existence de misère dans un esclavage achevé et qu’ils en viennent à considérer cet esclavage comme nécessaire et de bon aloi ; qu’ils voient leurs maîtres tels que des dieux. C’est à ces conditions-là, précisait Gracchus Babeuf, que les très-riches des susdits temps, leurs sens émoussés par un trop long règne, goûtent à nouveau le luxe, la volupté et leur prépotence.
20
Quand il n’y a plus de place en Enfer, les morts reviennent sur Terre, disait une vieille sentence vaudoue. Il fallait croire que l’Enfer était quelque vastitude car ils ne revinrent qu’à dater de l’an 2666. L’oligarchie transhumaniste-libertarienne qui gouvernait la planète depuis cinq siècles venait de décréter que les sous-hommes (c’est-à-dire les êtres humains non-améliorés et leurs clones, deux classes d’individus réduits en esclavage depuis cent cinquante ans) seraient dorénavant astreints à s’entretuer à l’occasion de formidables jeux du cirque organisés à l’antique, pour le plus grand plaisir des deux cent mille familles régnantes, lorsque les premiers zombis firent leur apparition dans les quartiers seigneuriaux de Washington, Boston, Shanghai, Moscou, Bombay, Pékin, Brasília, Madrid, Londres, New Delhi, Rome, Berlin et Paris. Ils furent tous liquidés, mais de façon assez laborieuse. Une seconde vague de morts-vivants s’ensuivit, plus considérable et toujours axée sur les beaux quartiers. La bataille faisait rage, mais les très-riches semblaient pouvoir être en mesure de l’emporter grâce à leurs légions de sous-hommes combattants ; or, il se fit que des milliards et des milliards d’autres morts se réveillèrent à leur tour — issus des époques les plus immémoriales comme du temps présent — et envahirent le monde entier, dévorant les vivants jusqu’au dernier d’entre eux, puis retombant par la suite en poussière.
21
Quelque part sur un brouillon abandonné Giacomo Leopardi avait écrit que quand bien même certains hommes parviennent à accomplir le rêve de leur vie — qui est le plus souvent le grand rêve de leur enfance ou de leur adolescence —, celui-ci leur apparaîtra toujours au bout du compte comme une caricature de l’original : lacunaire, médiocre, décolorée ou même futile. Au surplus, la plupart du temps ledit rêve se réalise trop tôt et trop aisément ; alors il se voit dédaigné, banalisé, voire dévoyé à des fins allant à l’opposite de celui-ci. Ou il se réalise trop tard, quand il se trouve presque entièrement déconsidéré par un vieil homme qui a depuis longtemps senti que tout est néant en ce monde, fût-ce les rêves d’enfance les plus fervents et les plus beaux.