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La vie après la vie, nouvelle (Les Démoniaques & autres textes)

  • christophe lartas
  • 11 févr.
  • 9 min de lecture

Dernière mise à jour : il y a 2 jours

Extrait de texte 8 La vie après la vie, nouvelle Les Démoniaques & autres textes, 2019, éditions de l'Abat-Jour



Jerôme Bosch, Visions de l'au-delà (Montée des bienheureux vers l'empyrée), vers 1505-1515
Jerôme Bosch, Visions de l'au-delà (Montée des bienheureux vers l'empyrée), vers 1505 -1515

La vie après la vie, nouvelle Les Démoniaques & autres textes, 2019 Extrait de texte 8


Je suis mort. Je viens de mourir. Et cependant, je « vis » encore. Oui, il y a une vie après la mort. Nous sommes donc éternels. La mort n’est qu’un passage — mais vers quoi ? Je me réveille à l’instant dans un confortable lit à deux places que flanquent un fauteuil à bascule et une chaise longue. Un peu en retrait de ce mobilier, sur le côté droit, j’aperçois également un grand sofa auquel est joint un repose-pieds. Bref, me voici équipé de manière impeccable pour une longue exploration du pays du farniente. La salle où je me suis réveillé d’entre les morts est vaste (son diamètre doit friser les quarante mètres), circulaire, d’une hauteur imposante ; le plafond sensiblement concave culmine à une dizaine de mètres au-dessus de moi. Le sol est en marbre ; un superbe marbre bleu roi veiné de rose de façon délicate. Le corps du bâtiment — plafond compris — semble d’un seul tenant, comme excavé d’un unique et énorme bloc de granit grené de mica noir et de quartz fumé, d’où ces indénombrables scintillements qui apparaissent, puis disparaissent, de-ci de-là. Le long du pourtour des parois se succèdent à environ onze mètres d’intervalle trois larges baies vitrées à deux vantaux, en arc trilobé, qui laissent généreusement couler autour de moi la lumière du soleil (mais je sais par ailleurs que ce soleil n’est pas celui qui réchauffe à l’heure actuelle la Terre, puisque je ne demeure plus désormais — sorti de ma dépouille — sur celle-ci) et me permettent de contempler chaque instant les somptueuses nuées qui traversent à un rythme lent ces ciels d’un bleu séraphique. Mais n’est-il pas grand temps que je donne libre cours à ma joie (une joie qui ne se départira jamais plus d’une belle équanimité, d’un certain détachement) ? De fait, à l’exception des espaces dévolus aux baies vitrées, la totalité de la paroi circulaire se trouve tapissée de livres ! Des livres de toutes dimensions, apparences et époques, ce me semble, soigneusement rangés côte à côte sur les rayonnages d’immenses bibliothèques en bois massif s’élançant jusque près du plafond de la grand-salle. Auprès de ces bibliothèques s’espacent à égale distance trois échelles doubles et mobiles (pourvues de larges barreaux convergeant vers une importante plate-forme à leur sommet) qui me serviraient, le cas échéant, à effectuer des recherches dans les étagères inaccessibles à hauteur d’homme. Là-dessus, je me décide à sortir de mon lit, me dirige vers l’une des baies vitrées, l’ouvre toute grande, et, en me tenant immobile sur un spacieux rebord de granite surélevé, découvre l’horizon qui m’accompagnera pour un temps encore indéterminé. Où que se pose mon regard, je n’aperçois que la mer ; et, lorsque je baisse les yeux (de mon vivant, j’eusse été saisi sur-le-champ d’un vertige mortel qui m’eût contraint à me rejeter vivement en arrière, si je m’étais risqué à ce simple geste), je découvre pareillement, non sans éprouver un sentiment de surprise, que la salle où je me suis éveillé se situe donc à l’intérieur d’une tour qui, érigée sur un îlot rocheux, s’élève à quelques huit cents mètres au-dessus du niveau de la mer. D’une démarche tranquille je gagne la baie qui se trouve à l’opposite de celle que je viens de quitter, puis ouvre de même ses panneaux vitrés. Aussi loin que puisse se porter mon regard, je ne vois qu’un océan infini qui s’étale devant moi, miroitant de millions et de millions d’éclats de mercure, et me berçant aussitôt de son chant monotone. Un peu estomaqué, je referme les deux battants, prends position au centre de la salle, puis regarde autour de moi avec plus d’attention. Le résultat ne se fait pas attendre ; en amont de la tête du lit, dans l’un des étroits intervalles contigus aux bibliothèques, n’est-ce pas une petite porte rectangulaire que je distingue ? Je me rapproche dudit intervalle afin de vérifier la justesse de mon observation, et, de fait, il se trouve qu’au fond de l’espace ombreux que produit le voisinage des deux meubles, c’est vraiment une petite porte d’acajou, munie d’un simple loquet en fer, qui s’enchâsse dans la paroi granitique. Que me reste-t-il d’autre à faire maintenant, si ce n’est ouvrir cette porte ? C’est ce que je fais sans difficulté ni inquiétude aucune : je l’ouvre. Elle donne directement accès à une tour d’escalier dont la maçonnerie granitique, là encore, semble comme coulée d’un seul bloc, avec, s’enroulant autour d’un axe vertical — colonne cyclopéenne dont la terminaison s’évase telle une corolle minérale contre le faîte concave —, un escalier à vis déroulant sans nul doute ses spires jusqu’à la base de l’édifice. Il s’avère donc que l’incommensurable architecture n’est pas simple, mais double, la tour principale se trouvant flanquée d’une tour secondaire d’un diamètre inférieur. D’où il ressort que cette double tour, vue du ciel, présenterait selon l’angle de vision soit la figure du chiffre 8, soit celle du symbole mathématique de l’infini (∞), à cette différence près que l’une des deux circonférences apparaîtrait d’un moindre volume. Mais il est temps que je quitte mon palier puis m’aventure à l’étage du dessous, histoire de voir ce qu’il en est. Ce qui m’est chose aisée à faire puisque la paroi de l’édifice, en tout cas à mon niveau, est percée de trois fenêtres (dépourvues de châssis vitré) en arc brisé. Je descends d’un pas assuré jusqu’à l’étage en question où j’aperçois mêmement — cette disposition se renouvellera à l’évidence à tous les étages — trois fenêtres en ogive, mais encore, et j’en éprouve malgré tout certaine stupeur, une petite porte d’acajou. Qu’est-ce à dire ? Ceci frôle l’invraisemblable, après tout ! Je résiste à mon désir d’ouvrir cette porte puis décide de poursuivre mon « investigation » sur au moins une douzaine d’étages. Eh bien, chaque fois c’est le même décor qui s’offre à ma vue ; c’est-à-dire les fenêtres en arc brisé, ainsi que la porte d’acajou ! Bon, n’ai-je pas assez refréné mon intense curiosité ? différé mon passage à l’acte ? Le moment est venu pour moi de découvrir ce qu’il y a derrière l’une de ces portes absolument pareilles. J’ouvre donc celle qui se trouve à portée de ma main et tombe, toujours plus stupéfait, sur une salle qui montre rigoureusement la même configuration — du sol de marbre au mobilier, en passant par les baies à deux vantaux — que celle où j’ai tantôt émergé du sommeil de la mort ! Tout est à l’identique, oui, n’était que les livres qui tapissent ses parois (j’en suis certain : j’ai le coup d’œil pour ce genre de chose) sont tout à fait différents de ceux que j’ai pu auparavant découvrir. Dois-je franchir au moins une ou deux autres portes, même si j’ai désormais l’intime conviction que l’expérience que je viens de vivre se reproduira chaque fois ? Certes. Ne fût-ce que par acquit de conscience. Je poursuis ma descente jusqu’à parvenir une vingtaine d’étages plus bas, puis passe derechef de l’autre côté d’une porte d’acajou — avec pour corollaire le même insolite tableau. Savoir la parfaite similitude de la salle que j’inspecte avec celles que j’ai précédemment pu voir, à l’exception là aussi des tombereaux de livres qui garnissent de fond en comble les rayonnages des bibliothèques, de l’in-plano à l’in-soixante-quatre, en passant par l’in-dix-huit et l’in-quarto, du livre relié au livre broché, du papyrus au parchemin, de l’incunable au livre de poche… Il suffit. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de pousser davantage mon enquête, au moins pour ces jours-ci. J’éprouve l’impérieux besoin de me poser, d’appesantir mes pensées sur ma condition actuelle. Je remonte avec une certaine diligence jusqu’à l’ultime niveau de la tour d’escalier, réintègre la tour principale, puis m’installe sans tarder dans la chaise longue pour ce faire.


Il me semble avéré que je dispose librement de la totalité des livres qui furent conçus sur la planète Terre. Aussi bien ceux qui furent jadis perdus, brûlés, détruits par les flux et reflux chaotiques de l’Histoire, ou le plus naturellement du monde effacés de la surface terrestre par l’implacable arasement du Temps (entre mille autres exemples, ceux de Ninive ou Mahabalipuram, Babylone ou Thulé, Byzance ou Tchigu, Sumer ou Memphis, Tenochtitlàn ou Busiris, Cnossos ou Ur, Alexandrie ou Cuzco, Parsa ou Éphèse, Zákros ou Tyr, Thèbes ou Gandhara, Éléphanta ou Yan), que ceux de naguère. Avec, comment pourrais-je envisager un seul instant le contraire ? ces œuvres littéraires qui furent non seulement pour moi de roboratifs livres de chevet, mais encore, assurément, les seuls et véritables compagnons de voyage qui me permirent d’endurer jusqu’au bout, sinon avec un semblant de stoïcisme, tout au moins avec quelque dignité, ce clair-obscur autrement plus âcre que clément que fut le cours de ma vie sans exploser un beau jour en gerbes de dégoût et de rage. C’est pourquoi une nouvelle vague de joie déferle dans mon cœur ; une vague de joie que tempère cependant tout de suite, une fois de plus, une vaste onde de sérénité à laquelle s’ajoute une sensation de détachement qui me paraît désormais devoir être pérenne. C’en est donc fini, avec la mort, de ces irrésistibles transports d’enthousiasme, brûlants, torrentueux, cycloniques, qui me laissaient chaque fois pantelant, épuisé nerveusement, comme abrasé dans tout mon être ? Cela est bien. Dorénavant, plus de béance existentielle à combler en permanence, d’horizon à jamais inatteignable à rejoindre… Tout est bien, et rien ne presse ; je sais que j’ai l’éternité devant moi pour lire tous les manuscrits et les livres de ma bibliothèque. Qu’ils soient écrits en sanskrit ou en grec, égyptien ancien ou hébreu, minoen ou russe, portugais ou vieux perse, italien ou nahuatl, phénicien ou chinois, gaélique ou japonais, allemand ou islandais, aztèque ou tibétain, espagnol ou sumérien, quiché ou grabar, arabe ou néerlandais, mongol ou latin, mycénien ou lakota, assyrien ou hopi…, je les comprendrai tous sans difficulté aucune. Nulle langue parmi celles qui furent et sont, j’en ai la certitude, ne peut m’être aujourd’hui inaccessible.


Dois-je le préciser pour moi-même ? Bien sûr que je soupçonne que cette titanique tour double en forme de huit comme naufragée au sein d’un océan infini, avec ses millions et ses millions d’ouvrages à lire et à relire jour après jour le long d’un temps indéfini, ne signifie pour moi, somme toute, qu’une brève étape dans cette éternité d’apprentissage qui m’attend. Au fond, et ce en dépit de cette joie exubérante qui ne cesse de dilater ma poitrine, je connais que j’expérimente en ce lieu féerique, tout droit sorti des espaces intérieurs qui peuplaient de mon vivant mon esprit, un genre de purgatoire (ce purgatoire se conjuguât-il avec un sentiment d’acceptation si vibrant, si profond, qu’on pourrait presque confondre, à la vérité, ledit sentiment avec celui de la béatitude). Parce qu’il est vrai qu’à cette heure je ne saurais étendre que par paliers la sphère de mes connaissances ; ne saurais être à même de poursuivre trop avant mon cheminement spirituel au sein des sphères grisantes de l’après-vie. Une surabondance de lumière faisant irruption d’un seul coup dans mon âme pourrait m’être pénible, sinon néfaste, en un certain sens. D’où il suit que je ne tiens en aucune façon pour une coercition, ou une punition, le fait de devoir vivre cette étape transitoire. Au contraire ; j’ai tout mon temps, une patience aujourd’hui illimitée — et une terrible envie de lire, ou relire pour la ixième fois pour certains, ces quantités de livres qui demeurent peut-être ici depuis que s’esquissèrent les primes linéaments de ma destinée terrienne ? voire depuis avant même que je fusse propulsé de l’incréation au sein du magma de la création par le Souffle ineffable… ? Quoi qu’il en soit j’ai tout mon temps, oui. Et il est nécessaire que je me purge de beaucoup de choses, sombres, mauvaises, profondément enracinées en moi, si je veux pouvoir songer à m’aventurer plus loin dans l’inconnu.


Quelque jour j’aurai lu l’ensemble de ces livres ; ces livres qui pourraient être miens pour l’éternité, si je le désirais… ? Et il est à peu près certain qu’à ce stade de mon après-vie j’aspire par-dessus tout, aussi irrationnel et aussi vain que cela puisse paraître, à cette possession qui échauffe mon cœur et réjouit ma vue parce que je pourrai dorénavant contempler, caresser, humer, feuilleter, et lire et relire avec délectation, mes livres pour les siècles des siècles. Je sais pareillement que quelque jour — un jour situé loin, si loin, dans l’éternité — je n’éprouverai plus du tout, sans nul sentiment de tristesse ou de perte, ce besoin aujourd’hui vorace de possession quant à ces myriades d’ouvrages disposés de haut en bas à l’intérieur de la tour la plus volumineuse. Non, je n’éprouverai plus jamais ce besoin quasi pathologique, et quelque peu infantile à proprement parler, par cela même que mon âme, encore si immature et fluctuante dans la période actuelle, sera à ce moment-là désencombrée, délestée pour toujours, de ses démons, fût-ce les plus souriants. Alors, et seulement alors, le temps sera venu pour moi de quitter ces lieux, tout enchanteurs qu’ils soient, et d’aller plus avant, bien plus avant, j’en suis convaincu, dans ma connaissance des arcanes du cosmos — tout en m’élevant davantage en joie.


Lorsque j’aurai lu, et relu ad infinitum, tous les livres qui enjolivent les parois de granite de la tour principale de cette gigantesque double tour qui ne constitue qu’un minuscule point au sein de cet océan sans limites, cet univers manifesté à ma seule intention se dissipera en un tournemain dans le néant car il n’est, en vérité, qu’ingénu fantasme et māyā. Dès lors, adviendra pour moi le moment, petite âme entre maintes autres petites âmes, de renoncer une fois pour toutes, sans appréhension ni nostalgie aucunes, à la clef des songes, puis de me transporter — peut-être — jusque sur le seuil du domaine de Cela qui est la source même du songe universel, par-delà les jardins de lumière et les gardiens de feu.

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