Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 4
- christophe lartas
- 22 juin
- 5 min de lecture
Littérature (Georges Simenon) 13 Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 4

Georges Simenon : monsieur Tout-le-monde en ville, génie universel devant la page blanche 4 Littérature (Georges Simenon) 13
Alors dirai-je que Georges Simenon est « le plus grand romancier de tous les temps », pour en revenir à ces histoires de hiérarchies qui n'ont plus lieu d'être? Oui, certainement oui.
À partir du moment où vous ne considérez plus les passages philosophiques, métaphysiques, voire historiques, d'un roman, comme une manifestation essentielle de ce qui fait la grandeur ou la profondeur d'une œuvre, quelle que soit par ailleurs la beauté, la profondeur ou la justesse de ces passages, parce que vous possédez désormais tout cela en permanence à la surface de votre esprit, et ce parce que votre vécu et votre itinéraire spirituel (au sens le plus primordial du terme) vous dispensent de cela, et vous font diriger votre attention vers autre chose ; autre chose qui en impose moins en apparence, mais qui, en vérité, rejoint le cours le plus fécond et le plus vaste de la vie humaine, avec ce qu'elle peut avoir de plus triste, douloureux, tragique ou dérisoire, avec ses moments de bonheur fugitifs et ses joies si brèves mais violentes, il saute à vos yeux, comme je le disais plus haut, que Simenon — génie universel s'il en est — devant sa page blanche, est bien le plus grand romancier, inégalé et inégalable, de tous les temps.
Et si je ne prétends pas pouvoir percer ce mystère absolu où l'on peut voir monsieur-Tout-le-monde devenir génie-universel lorsqu’il s'agit pour lui d'écrire un roman, j'ai tout de même ma petite idée là-dessus, qui vaut ce qu'elle vaut, mais que je juge à vrai dire plus crédible que bien des suppositions intellectualistes ou supposément « psychologiques » : c’est que, lorsque Simenon se retrouvait devant une page blanche dans le cadre d'une œuvre de fiction, il se passait chez lui certes un phénomène qui touche l'immense majorité des écrivains (beaucoup moins les littérateurs lambda, et jamais les écrivants, médiocres produits des innombrables impostures de la modernité), à savoir qu'il rentrait dans l'un de ces états modifiés de conscience dont il parle si bien dans nombre de ses romans, et qui est l'autre nom de cette « inspiration » dont on nous parle depuis si longtemps dans le monde de l'art.
Cependant, ce qui faisait sa spécificité en la matière, c'est que ce monsieur Tout-le-monde, relativement à son égo commun, si commun, même, avec ses grosses vanités et son autosatisfaction sans doute factice, oubliait instantanément cet ego plutôt inintéressant (à preuve, par exemple, ses Dictées et Mémoires intimes, que je ne relirai pas et qui, au reste, n'ont pas laissé un souvenir impérissable chez les lecteurs de Simenon ; à l'inverse, ô combien ! Des journaux intimes de Franz Kafka, Léon Bloy, Henri-Frédéric Amiel, Albert Caraco ou Paul Léautaud, des correspondances de Flaubert, Lovecraft ou Leopardi, des textes autobiographiques de François Nourrissier, et cetera, qui font les délices de leurs lecteurs prédestinés) pour se relier de la façon la plus incroyable et la plus phénoménale qui soit à ce qu'on pourrait appeler le Soi ; ce Soi qui, à l'opposite du petit moi, semble nous rattacher à tous les vérités les plus profondes et les plus réelles de la nature humaine, et au delà. Certes, à ce moment-là Simenon, d'une façon qui n'a pas d'égale même chez les plus grands romanciers que nous connaissons, non seulement devenait ce miroir gigantissime qui pouvait se promener le long des routes du monde entier, mais encore devenait comme un troisième œil quasi omniscient qui pouvait scruter toutes les facettes de l'âme humaine — que cette âme soit celle d'une femme ou d'un homme, d'un riche ou d'un pauvre, d'un enfant ou d'un vieillard, d’un assassin ou d’un homme bon — avec une acuité, une lucidité et une empathie comme parfaitement neutres, impartiales, atteignant à une sorte de détachement jamais indifférent, plutôt proche d’une équanimité de vieux sage ayant outrepassé depuis beau temps les frontières des illusions de l’ego, tout en comprenant parfaitement la raison d'être de celles-ci, sans jamais les juger.
Et telle était, au reste, la devise de Georges Simenon : Comprendre et ne pas juger ; et il est vrai qu’en lisant ces romans, que ce soit ses « romans durs » ou ses « commissaire Maigret », notre penchant à la compréhension et à l’empathie atteint à des proportions que nous n’atteignons pas au même degré avec d’autres œuvres.
Je juge toujours, à mon goût personnel, que Le Désert des Tartares et La Montagne magique, de Dino Buzzati et Thomas Mann respectivement, sont les plus beaux romans du monde ; je juge encore que Les Démons, Crime et Châtiment, L’Idiot et Les Frères Karamazov de Dostoïevski, comme Guerre et Paix ou Anna Karénine de Tolstoï, sont les plus grands romans du monde ; auxquels je pourrais ajouter Illusions perdues de Balzac, L’Éducation sentimentale de Flaubert, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, The Stand de Stephen King ou À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Et cependant, avec l’ensemble cyclopéen de ses « romans durs » comprenant nombre de chefs-d’œuvre, connus ou méconnus, voire, dans une moindre mesure, mais de façon indubitable tout de même, avec son titanique cycle du « commissaire Maigret », Simenon me semble surpasser en matière de génie universel et de connaissance de l’âme humaine tous les auteurs cités ci-dessus, et ce, parfois, de loin.
Et je ne dirais pas même qu’il frôle l’universalité d’un Shakespeare ou d’un Molière, avec leurs types de caractères universels qui, personne ne me prouvera le contraire, à côté de la finesse et de la profondeur des multiples portraits d’êtres humains de Georges Simenon, en paraissent assez schématiques et rudimentaires, fût-ce avec leurs grandioses génies respectifs. Georges Simenon, avec sa capacité sans commune mesure à s’extirper de l’ego qui caractérise tout un chacun pour se connecter à son troisième œil — au Soi le plus intemporel et le plus universel qui soit — dans l’écriture de ses romans, et ce jusqu’au dernier d’entre eux puisque qu’il a cessé d’écrire du jour au lendemain lorsqu’il a senti au plus profond de lui qu’il n’avait plus assez d’énergie vitale créatrice pour se « brancher » à ce puissant courant souterrain qui le reliait comme à toutes les âmes humaines de ce monde (prouvant par ce geste, s’il était encore nécessaire, qu’il était aux antipodes d’un littérateur pouvant se satisfaire d’écrire avec son seul intellect et ses seules compétences techniques), fut un écrivain unique et extraordinaire dans son genre.
Un écrivain qui, du si banal monsieur Tout-le-monde qu’il se trouvait être en ville, devenait finalement un monsieur Tout-le-monde dans le sens plus génial et le plus absolu qui soit lorsqu’il plongeait dans le processus de l’écriture qui lui était si particulier ; en cela, il fut et demeure incomparable, et malgré l’explication de ce mystère que j’ai avancée plus haut, je n’en trouve pas moins toujours aussi stupéfiant ce miracle d’alchimie (transformer le plomb de monsieur Tout-le-monde à la ville en l’or de monsieur Tout-le-monde, au sens de l’humanité entière, devant la page blanche) chaque fois que je relis ou lis l’un de ses plus beaux textes.
(17 nov 2024)